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Atelier d'écriture Intéractif
Parce que chacun porte en soi une histoire, même brève, même vacillante.
Cet atelier est une invitation : à écrire sans chercher à bien faire, mais à dire vrai, à dire beau.

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J’ai mangé une banane pourrie

La vraie histoire d’un tête-à-tête gênant entre un homme et une banane en fin de vie.

J’ai mangé une banane pourrie

Ce matin, réveil à 5h. Direction la salle de sport. Quelques pompes, deux grimaces, un soupçon de transpiration, et me voilà déjà de retour à la maison. Rien de tel que la douce satisfaction d’avoir survécu à une séance matinale, surtout par cette chaleur d’été.

Je file en cuisine, motivé à prendre une collation bien méritée. Sur le comptoir, trône ma banane, sagement installée dans un panier en métal tordu avec amour par quelque artisan bohème. Sauf que… la peau de ladite banane n’a plus rien de glamour. Adieu le jaune éclatant : elle tire désormais vers un mélange douteux de beige fatigué et de noir dépressif.

« Qu’est-ce qu’elle a, ma banane ? » « Elle a pris 20 ans dans la nuit, ou quoi ? » Hier encore, elle brillait fièrement sous les spots de la Migros, entourée de ses copines pulpeuses et provocantes. Et là, en moins de 24 heures, elle me fait une dépression tropicale ? Est-ce la solitude ? Le traumatisme d’avoir été arrachée à son clan de Gossips ?

Oui, vous avez bien lu : les bananes aussi peuvent être commères. Quand vous passez dans le rayon fruits, c’est elles qui vous jugent. Vos choix, vos fringues, vos pommes trop molles. Alors non, je n’exagère pas.

Mais bref, j’étais sur le point de la manger, cette diva fanée. Peu importe, comme on dit, il ne faut pas juger un livre à sa couverture. Alors pourquoi pas une banane ? L’optimiste en moi, celui qui croit encore aux fins heureuses de séries Netflix s’est dit : “Elle est peut-être moche dehors, mais douce et sucrée dedans.” Je la déshabille avec espoir… et découvre un intérieur aussi déprimé que son enveloppe. Une bouillie gluante, flasque, molle, luisante comme une larme de limace. Je frôle sa chair d’un doigt tremblant, et dans un frisson de dégoût, je tends la main vers la poubelle. C’est alors qu’une voix surgit du passé, aussi vive qu’un souvenir d’enfance : celle de ma mère, me sermonnant avec cette phrase désormais gravée dans mon cortex gustatif : « Ne jette pas la nourriture, pense aux petits Africains qui n’ont rien à manger ! » Une phrase qui, soit dit en passant, n’a jamais eu beaucoup de sens à mes yeux d’enfant. Quel lien logique existe-t-il entre mon sacrifice gustatif et l’amélioration du quotidien d’un enfant du Sahel ? Mystère. Mais ma mère, que la paix l’accompagne, était réputée pour sa sagesse. On la disait pure, presque mystique, une sorte de philosophe ménagère. Même mon père, pourtant peu enclin à distribuer des compliments gratuits murmurait, entre deux silences et quelques adultères : « Ta mère, c’est une femme sage ». Bon, mauvais exemple. Pour lui, la sagesse, c’était surtout que ma mère ne faisait pas de vagues face à ses écarts sentimentaux. Même lorsqu’il flirtait sous ses yeux, elle me disait avec une tendresse de chanteuse de blues : « Il a ses défauts, mais c’est un homme bien ».

Tout ça m’amène à reconsidérer le destin de ma banane. Je baisse les yeux vers elle, molle, luisante et résignée, un peu comme un vieux clown triste oublié dans une station-service. Je la fixe. Elle me fixe. Je lui souris. Et croyez-le ou non, j’ai juré voir un frémissement au coin de sa peau : un petit sourire en coin, comme un appel silencieux à l’empathie. Une banane qui ne voulait pas finir sa vie dans l’ombre humide d’une poubelle, oubliée entre un vieux sachet de thé et une serviette en papier déjà marquée par l’histoire. Elle avait été belle, autrefois. Rayonnante sur les étals lumineux de la Migros, entourée de copines jaunes et bien roulées. Elle suscitait l’admiration, la jalousie même. Et la voilà, aujourd’hui, abandonnée, défraîchie, exilée comme une starlette tombée dans l’oubli. Elle aurait voulu connaître une fin digne, utile, presque noble : nourrir un être humain. Et pas n’importe lequel. Moi. Celui dont le corps est considéré comme un temple, en tout cas par moi-même, grâce aux soins attentionnés et aux étirements matinaux qu’il reçoit. Autant dire qu’elle aurait eu un destin sacré.

Elle n’était pas arrivée là par hasard, ma banane. Elle avait traversé des océans, bravé des caisses en plastique, résisté aux coups de froid en chambre réfrigérée et aux secousses des palettes malmenées dans les entrepôts. Elle avait vécu des jours sombres, compressée contre d’autres bananes moins bien intentionnées qui tentaient de l’écraser pour mieux briller. Mais elle, stoïque, fière, avait tenu bon. Elle s’était concentrée, visualisant son avenir doré sur le plan de travail d’une cuisine design. Chaque nuit, elle faisait ses respirations calmes pour ne pas mûrir trop vite. Elle se retournait discrètement pour que le côté qui commençait à tacher ne soit pas vu par les clients. Elle avait même souri aux rayons fluorescents de la Migros, espérant que son reflet inspire une pulsion d’achat. Et puis, elle avait tout donné. Elle aurait pu devenir smoothie, ingrédient d’un banana bread bio ou héroïne d’un goûter pour enfant modèle dans une école Montessori. Mais non, elle avait choisi l’ultime sacrifice : moi. Le sportif du matin. L’homme au shaker protéiné. Le temple. Et ça, ça valait tous les voyages. Elle avait sans doute fanfaronné devant ses copines, hier, quand je m’étais approché du rayon fruits. Peut-être même avaient-elles organisé une sorte de concours de beauté tropicale. Une compétition féroce à base de courbes bien jaunes, de taches parfaitement réparties et de pédoncules joliment dressés. Et c’est elle que j’ai choisie. Elle ! Sous les regards envieux des autres, elle avait gagné le ticket d’or : être sélectionnée par un humain. Pas un amateur de smoothies anonymes, non. Moi. Le gars au caddie bien aligné et à la démarche assurée.

Et pourtant… à une seconde près, le cours de son destin a basculé. Un retournement que même Hollywood n’aurait pas osé écrire. Au bord du précipice, j’ai eu une révélation. Cette banane n’était pas juste une vieille chose molle et brunie, c’était une survivante. Une guerrière. Une héroïne oubliée, victime d’un monde où l’esthétique prime sur la profondeur… de goût.

Alors je l’ai rattrapée in extremis, comme on sauve un amour de jeunesse dans une comédie romantique de bas étage. Lentement, presque religieusement, je l’ai portée à ma bouche. Un petit morceau d’abord, comme pour m’excuser. Puis un deuxième, plus franc. Et à la troisième bouchée, j’ai senti… une gratitude. Une émotion. Une vibration presque mystique dans mes entrailles. Croyez-le ou non, quelqu’un m’a remercié de l’intérieur. Ce n’était pas ma mère, évidemment. Là où elle est maintenant, elle capte sans doute bien des choses, mais pas assez de réseau pour m’envoyer des remerciements aussi sucrés.

C’était elle. Ma banane. Ma fidèle, ma défunte, ma glorieuse banane pourrie.

Commentaires

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Jessica Jacobson , Genève - Suisse
01/12/2025 13:02:25
Excellent !
J’adore…
Utiliser le sarcasme pour amener à la réflexion est une approche brillante.
Je vais en prendre de la graine pour mes prochains articles.
Merci pour votre participation.
JJ
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Yudosha , Genève - Suisse
02/12/2025 10:10:25
Oui, je sais, je provoque souvent ce genre de réaction :)
Avec le temps, les gens ne savent plus très bien si je suis sérieux, sarcastique ou en train de transmettre un message caché…
En réalité, rien de tout cela. Je raconte simplement les choses d’une manière un peu différente… suffisamment différente, il paraît, pour intriguer ceux qui m’écoutent ou me lisent.

J’ai découvert votre plateforme grâce aux suggestions de Facebook, et j’ai pris plaisir à participer à votre atelier. Maintenant que je sais que ma façon de décrire ce que je vis vous plaît, je publierai volontiers d’autres récits prochainement.

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